CHAPITRE 2
J’ai eu peur. Peur de ce que l’examen gynécologique allait révéler. Je ne savais dire de quoi précisément. Seulement une crainte diffuse qui ondulait dans la mélasse de ma mémoire endormie. Alors j’ai prétexté une envie d’aller aux toilettes et je me suis enfuie. lls ne m’ont pas vu partir. Trop occupés à courir d’une urgence à l’autre. L’hémorragie est stoppée et ils m’ont prêté de nouveaux vêtements. La morphine fait son travail d’endormissement de la douleur. Je peux marcher. J’ai cent cinquante euros empruntés à la patiente
groggy dont le brancard jouxtait le mien. Il fait nuit. Les trottoirs luisants de pluie déforment les lumières de la ville. Où je vais ? Au commissariat ? Et de nouveau, cette même peur reptilienne qui me détourne du chemin
raisonnable. J’essaye de me souvenir. Comprendre pourquoi je fuis ainsi. En vain.
Les flashs épileptiques d’un néon d’hôtel. La chambre est à 50 euros la nuit. Les murs sentent l’humidité et le lit est probablement souillé. Mais je suis épuisée. Je m’allonge et mon instinct ricane. Telle une hyène qui voit sa proie tomber à genoux, la peur me saute à la gorge. Qui suis-je ? Où suis-je ?
L’angoisse tourbillonne en moi comme un trou noir. Je panique. L’air me manque. Je deviens folle. Le vide ! Le vide ! C’est insupportable.
Et soudain, mon esprit stoppe sa chute. Une image vient de le ramener à la réalité. Le visage de cette femme penché au-dessus de moi. Elle m’a paru moins étrangère que toutes les autres. Mais pourquoi cette espèce de jouissance sadique dans le regard ? Etait-elle responsable de ce qui m’était arrivé ? Lui avais-je fait du mal ? Pourquoi m’en voulait-elle ? Une autre idée me traverse.
Un miroir. Je réalise que depuis mon réveil, je n’ai pas vu à quoi je ressemblais. Debout, je me regarde. Abstraction faite des hématomes autour de l’oeil droit, le portrait est plutôt agréable. Je dois avoir dans les quarante ans. Les cheveux longs, châtains. Un visage un peu carré mais des sourcils partiellement épilés qui le rendent plus léger. Une jolie bouche que l’on a envie d’embrasser. Je dégrafe ma robe d’emprunt. Mes seins sont imposants et lourds. Mais probablement embellis par des implants si l’on en croit leur texture un peu trop ferme. Je passe la main dessus. Et là je la vois. Une alliance. Le seul bijou qu’ils ne m’ont pas arraché. Je suis donc mariée. Et quelque part, un homme m’attend ou me cherche. Un bref espoir brille et
s’éteint aussi vite. Je retire l’alliance, regarde à l’intérieur. Mon nom ou celui de mon mari s’y trouve peut-être. Mais rien.
Mes seins me font soudain mal. Je vois les bleus qui commencent à se violacer et les griffures profondes. Sans prévenir la peur mord de nouveau. Des cris et des images de coups claquent dans ma tête. Je sens leurs mains me tirer et me frapper alors que je me débats. Ils m’insultent, me traitent de salope et de sale
chienne. Jusqu’à ce que ma tête cogne contre l’arrête de la chaussée.
La nausée fait trembler ma mâchoire. Je me force à guider mes pensées ailleurs. Je fais glisser ma robe le long de mes hanches. Elles sont harmonieuses. Ont-elles porté un enfant ? Et s’il m’attendait quelque part lui
aussi ? Ma robe finit par tomber à mes pieds. Un pansement épaissit ma culotte. C’est à la fois moche et comique, comme la queue d’un lapin montée à l’envers. J’aimerais enlever ce pansement. Voir ce qu’ils m’ont fait mais la zone est trop sensible. Je me tourne. Les fesses sont menues mais fermes. C’est là que j’aperçois sur mon épaule droite cette tâche bleutée. Un nouvel hématome ? Je n’ai pas mal en appuyant. De quoi s’agit-il ? Je m’approche de la glace. On dirait un tatouage mal effacé. Mais impossible de voir ce qu’il représente. Et si mon identité se trouvait là ? Gravée sur ma peau. Mais pourquoi aurais-je cherché à la gommer ? Une idée me vient.
Dans le petit lobby de l’hôtel, le réceptionniste me regarde de travers en mâchant son crayon. Mon visage n’est pas très beau à voir mais qu’importe.
- Savez-vous où je pourrai trouver un salon de tatouage ?
- Parce-ce que Madame ne se trouve pas assez décorée comme ça ?
Il ricane en secouant la tête. L’espace d’un instant, je le vois mort, son crayon enfoncé dans la gorge. Je prends sur moi et attend patiemment qu’il me réponde. Un homme vient s’accouder au comptoir à côté de moi.
- Je peux peut-être vous aider ?
Il a l’air agréable et sympathique.
- Je sais que cela peut paraître étrange mais je cherche un salon de tatouage.
Je lui demande d’un air un peu gêné. Absurde réflexe d’une convention sociale étrangement plus forte que le drame que l’on vit.
- Il y en a un dans la rue St Denis. J’y vais souvent ajoute-t-il. Je vous accompagne.
Son sourire a changé. Quelque chose d’autre brille dans ses yeux. Je sais ce que c’est. C’est tout juste si on ne voit pas ses hormones couler de son pantalon.
- Non merci, ça ira.
Il me saisit par la taille. Ses mains glissent le long de mes fesses. Je le gifle si fort qu’il perd son équilibre. Ma propre force me surprend. Ai-je souvent eu à me défendre ? Alors qu’il titube, je la vois derrière, debout, droite à côté de l’ascenseur dans un tailleur foncé. Elle nous observe depuis tout à l’heure : la femme de l’ambulance. Cette fois, je la vois mieux. Elle sourit de ce même air mauvais et satisfait. Ignorant l’homme qui se remet péniblement sur pieds, je marche vers elle. Elle ne fuit pas. Elle m’attend.
- Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous me voulez ?
Elle ne répond pas. Me regarde, presque surprise par mes questions.
- Alors tu ne te souviens vraiment pas ?
Je ne sais pas quoi dire.
- Quel dommage ajoute-t-elle. Ta souffrance n’en est que moins pénible.
- Pourquoi dites-vous ça ?!
- Espèce d’égoïste. Un jour tu réaliseras le mal que tu as fait.
- Mais de quoi vous parlez !
Elle soupire. Et me fait signe de regarder derrière moi.
- Salope !
Je n’ai pas le temps de comprendre. La grosse main calleuse s’écrase avec une telle violence sur mon visage qu’un voile noire s’abat devant mes yeux.
- Dégage de là ! hurle l’homme que j’ai giflé et qui vient de prendre sa revanche. Dégage !
Il me pousse dehors et je me retrouve dans la rue, bousculée par des passants qui m’insultent de nouveau. Quand je me retourne la femme en tailleur a disparu.
La suite lundi prochain ...
5 commentaires:
Me voilà au rendez-vous ! Une suite qui nous laisse sur notre faim, encore ! J'adore :D
Comme quoi Nicolas Sker peut aussi écrire du glauque et sordide !
Coucou Lune ;)
Voici la réponse de Nicolas Sker :
Bonjour Lune.
Comme le dit si bien la phrase fétiche mise en avant sur votre blog : « Ce n’est pas parce que je dis n’importe quoi que j’ai tort »…
Plaisanterie à part, il y a une explication très simple à ce détour dans le glauque. Cette nouvelle fait partie d’un recueil dont la règle était : écrire une nouvelle très noire sur le thème de la différence.
En clair un exercice. Ca m’a plu… mais une fois. Et puis vous verrez, je suis loin derrière le type de situation sordide que nous évoquons dans le débat.
Cela dit, je peux aussi prendre votre remarque « pernicieuse » ;-) comme un compliment : je sais aussi écrire autre chose.
Rah ! mais c'est trop court ! Vivement lundi prochain (^-^)
Ne vous inquiétez pas, ça m'a juste fait sourire de lire ce genre de texte en parallèle avec le débat, mais en effet, pas de démembrement à l'horizon.
Pour moi le viol est bien plus sordide et glauque que le fait de couper le bras d'un personnage (pour parler du chuchoteur), car clairement dans la vie, on sait ce qui a le plus de probabilité d'arriver.
En tous les cas je vous découvre et lis avec plaisir ;-)
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