Partie 4/5
Le chef de garde ne laissa pas le temps à ses hommes de réfléchir. En une seconde, la lourde épée qui pendait à son côté se retrouva pointée en direction de la grande porte.
― Chargez !
Nul ne distinguait véritablement l’ennemi dans la pénombre naissante. Une chance. La troupe s’élança. Merillac, le premier, franchit l’ouverture qui donnait sur la route de terre.
Vous avez été plus rapides que prévu, mais tâtez donc de ma lame !
Il aperçut une large silhouette sur sa gauche et frappa au niveau des yeux jaunes. Un cri rauque lui répondit. Un grognement qui n’avait…
… rien d’humain, par le sang des dieux.
Derrière leur chef, les soldats d’Enguerrand passèrent la grande porte en trombe. Ils entouraient les chariots, que les paysans avaient lancés à toute allure en fouettant les chevaux. Les gardes abattirent leurs piques presque au hasard. Le fer des armes rencontra celui des cuirasses et une série de clang retentit devant les murs de la maison forte. Les gars ne devaient jamais oublier les yeux jaunes rageurs. Mais sur le moment, ils virent à peine les masses de chair vertes qui tentaient de les encercler sans y parvenir. Dans le tumulte du combat, Merillac se tourna vers l’escorte.
― Ne vous arrêtez pas !
L’ordre était inutile. Les chevaux ne ralentirent pas, les chariots non plus. La troupe traversa les rangs ennemis sans coup férir. Du reste, les orcs n’étaient pas nombreux. Il ne devait s’agir que d’une patrouille de l’avant-garde. Les soldats ne se demandèrent pas s’ils avaient abattu une Peau-Verte. Ils frappèrent furieusement les flancs des montures et gagnèrent la route. À l’embranchement, ils suivirent Merillac qui venait de prendre le virage.
― Distancez-les !
Mais le convoi n’était pas poursuivi. Aucun orc ne s’était élancé derrière les fuyards. Les yeux jaunes étaient de nouveau tournés vers les murailles de la maison forte. Et vers la grande tour toute proche.
***
Hert fut sur le point de dire quelque chose et se ravisa. Il bouscula le lèniste et courut jusqu’à la fenêtre du scrimvero.
― Par l’Enfant maudit…
Il venait de distinguer du mouvement dans la cour : ce n’étaient pas les camarades ni les paysans du hameau. Le locanentes avait clairement entendu le bruit du combat. Dans l’obscurité qui recouvrait la maison forte, il aperçut une forme sombre, et deux lueurs jaunes qui brillaient dans la nuit. Hert n’avait jamais vu d’orc. Mais il ne pouvait s’agir que d’une Peau-Verte. La silhouette se dirigeait vers la porte de la tour, celle qui n’était pas fermée.
Il est encore temps.
Hert se retourna. Face à lui, le prêtre n’avait pas fait un mouvement. Le jeune soldat alla la claquer et fit basculer la poutre qui servait à bloquer l’entrée des lieux. Elle était recouverte de poussière. Malek ne verrouillait jamais l’accès à la bibliothèque. Alors que Hert reculait au milieu du scrimvero, l’homme de foi parla enfin.
― Pourquoi tu n’as pas fui avec les autres ?
Malgré la pénombre, Hert distinguait les traits stupéfiés du prêtre. Celui-ci sembla devoir se faire violence pour continuer.
― Quand je ne t’ai pas vu redescendre dans la cour, j’ai eu un doute. Quand je ne t’ai pas trouvé parmi les soldats au moment du départ, j’ai eu peur pour toi. J’ai pensé que, peut-être, tu avais besoin d’aide.
Ses yeux filèrent le long des étagères de livres.
― Et tu t’apprêtais à brûler la bibliothèque ! Au nom des trois dieux, qu’est-ce qui te prend ? Tu ne comprends donc pas à quel point tout ici est précieux ?
Le locanentes se força à ne pas laisser éclater sa propre colère. Il ne restait que quelques secondes. Il fallait allumer la traînée de poudre et vider les lieux au plus vite.
― Les orcs sont dans la place !
― Eh bien, fuyons ! Mais par Diom, cesse ce que tu fais là !
― Ce sont les ordres !
― Quels ordres ? Ceux de Merillac ? Alors c’est comme s’il t’avait demandé de me planter un couteau dans le cœur.
Hert contint un cri de rage. Il venait d’entendre quelque chose en bas : le bruit d’une porte qu’on ouvrait.
― On peut en tuer plusieurs, murmura le soldat. Dix, peut-être davantage.
― Pour tuer dix ennemis, tu assassines dix siècles de notre mémoire.
Cette fois, le locanentes ne put s’empêcher de glapir.
― Malek ! Ils vont tout détruire ! Ravager et brûler la maison forte. Si je ne le fais pas, eux le feront ! Tes livres sont perdus de toute façon !
De nouveau, le prêtre fit un pas en avant. Ses muscles crispés sous sa soutane venaient de se détendre.
― Tu n’en sais rien, rétorqua-t-il d’une voix brusquement plus calme.
Trois autres pas, et il se planta devant Hert.
― Tu n’as jamais vu de Peau-Verte. Ni moi. Ni personne ici.
Le jeune soldat se dégagea. Dans l’escalier…, du bruit de nouveau. L’orc aperçu un instant plus tôt dans la cour se dirigeait vers la bibliothèque. Peut-être étaient-ils plusieurs à monter les marches à présent.
Maintenant ou jamais.
Hert tira de ses poches deux petites tiges de métal. En les frottant, on produisait une étincelle. Une seule suffirait.
― Il y a une échelle de corde qui permet de descendre le long du mur depuis ta chambre, gronda le locanentes. Pars, Malek ! J’ai décidé que je mettrais le feu, je le ferai.
Il hésita, jeta un bref coup d’œil autour de lui, et reprit d’une voix qui tremblait :
― Ce ne sont que des pages et de l’encre.
Face à lui, Malek ne bougea pas. Simplement, il laissa errer son regard le long des étagères.
― Les légendes que je lis aux enfants de ce village, prononça-t-il doucement. L’histoire des provinces du Sud, celle d’Enguerrand…, notre histoire à tous. Et celle d’Olangar. Tout ce que nous avons pu apprendre en médecine. Les cartes de ce monde. Les poissons et les créatures des mers qui entourent le royaume. Le mode de vie des animaux de nos contrées. Les récits de guerre et les aventures de tous ceux qui nous ont précédés sur ces terres…
Il reporta son regard sur Hert.
― Les trois dieux nous ont accordé le don extraordinaire de la connaissance.
― Les orcs sont là, Malek !
― Peut-être ont-ils leurs livres eux aussi. C’est ce qu’affirment les marchands qui les ont fréquentés avant cette guerre. Et peut-être qu’un jour, quand ce cauchemar sera terminé, nous les comprendrons.
Hert fit le geste de frotter les deux tiges au-dessus de la traînée de poudre.
― Tu délires. File d’ici, ou flambe avec tes damnés livres !
― Fais-moi flamber.
Les mains du locanentes se glacèrent. Jamais le prêtre n’avait affiché une telle certitude. À cette seconde, il bombait le torse au milieu de la bibliothèque. Il paraissait défier les trois dieux eux-mêmes.
― Dernier avertissement ! hurla Hert.
Mais sa menace sonnait faux. Il entendit un bruit derrière la porte. Le lèniste ne faisait pas un mouvement. Dans la voix du jeune soldat, la colère céda la place à la supplication.
― Je ne veux pas te faire brûler avec cette tour. L’échelle est là, un cheval attend au pont des daims. Par pitié, rejoins les autres. Fiche le camp !
Il baissa les yeux et sentit le regard de Malek sur son front.
― Lâche tes maudites tiges, répondit le prêtre. Oublie ton tonneau de poudre. Nous partons d’ici ensemble.
***
Il montait les marches avec prudence.
Ici, comme dans beaucoup de places fortes conquises par la Horde, l’ennemi avait décampé. Aucune armée digne de ce nom ne se dressait devant les guerriers. Pour autant, certains hommes se montraient curieusement valeureux. Ils ne détalaient pas. Parfois même, ils sacrifiaient leur vie pour permettre à leurs semblables de fuir.
C’était étrange. Chez ceux de sa race, on faisait face quoiqu’il arrive, sous peine de subir le bannissement ou la plus honteuse des mises à mort. Malgré tout, il trouvait une forme de courage à ces onsan qui acceptaient l’Ak pour offrir aux peureux quelques minutes de répit. Et il se méfiait des recoins sombres, de tous ces endroits où l’obscurité s’étendait trop. Dans la précédente bourgade envahie, l’une des femelles de ce peuple l’avait attaqué. Dans l’une des pièces du château, elle s’était dissimulée derrière une porte pour se jeter sur lui armée d’un couteau et…
… Domlok !…
… elle avait bien failli lui prendre un œil.
Redoublant de prudence, il gravit quelques marches de plus. Il était presque certain d’avoir entendu du bruit plus haut. En bas, ses camarades cherchaient toute la nourriture qui pouvait rester dans cette grande demeure. Le gros des troupes arriverait bientôt. L’avant-garde d’abord, puis l’armée tout entière. Le seigneur Kantral en personne. Sans doute installerait-on le camp non loin d’ici. Les quelques milliers de guerriers de la Horde seraient réunis.
Mais dans l’immédiat, il était seul. Et il n’était pas question qu’il rebrousse chemin pour demander de l’aide : il était jeune, il avait encore tout à prouver…
… alors explore cette tour et si certaines choses ont été cachées dans ce lieu, trouve-les.
Il aperçut une lueur toute proche, qui passait sous une porte de bois. Sans s’arrêter, il attrapa le manche de la hache qui pendait dans son dos. Il la brandit au-dessus de sa tête avant de laisser retomber son bras, et bomba le torse.
Quelqu’un est ici.
Il en était brusquement sûr. Un mouvement avait troublé le rai de lumière. Il déplaça son grand corps contre le mur à sa droite, et sentit le plastron et la côte de maille effleurer la pierre. Il y eut un grincement léger. Qu’importait. Il était à peu près certain qu’on l’avait déjà entendu : il avait claqué le battant de bois à l’entrée de cette tour.
Si l’ennemi se trouve à l’intérieur…
… il verrait arriver un éventuel assaut. Il monta trois marches de plus et resserra ses doigts autour du manche de son arme. Dans la pièce, il y eut un bruit. Quelque chose qui ressemblait à un chuchotement. Mais nul ne surgit dans l’escalier pour l’attaquer, et le guerrier atteignit la porte sans être inquiété. Durant quelques secondes, il écouta attentivement. De l’autre côté, un grattement presque imperceptible se fit entendre.
Maintenant.
Il plaqua son énorme main contre le bois. Le battant résista. L’éclaireur de la Horde fit un pas en arrière.
C’est un honneur de servir Kantral. C’est un honneur de lui ouvrir le chemin et de tuer en son nom.
Il leva sa hache.
***
La suite mercredi prochain
1 commentaire:
Vivement le dénouement :)
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