vendredi 18 janvier 2013

TEMPS ÉCARLATES / 4 de Thierry Brun







CHAPITRE 4


Il ne pleuvait pas, ce soir-là, rue de Provence. La porte de l’hôtel s’ouvrit sans bruit. Le
propriétaire restait réglé comme un automate, mais peut-être était-ce un sourire qui
s’allongea dans ses yeux.

Charlotte attrapa la clef au vol et avança sur le tapis cerise du couloir comme on joue à la
marelle ou comme on saute au milieu des flaques d’eau, en visant les endroits où la laine
était épaisse, où la couleur chantait dans la lumière diffuse. Il ébaucha un trajet ressemblant,
et resserra l’itinéraire.

Puis, dans la chambre, il accepta à nouveau ses bras.

Etendu sur les draps de coton soyeux, il donnait des signes de relâchement.

Appuyée sur un coude, Charlotte respirait les senteurs de ses cheveux, les goûtait, comme
pour choisir quelle parcelle de ce nouveau monde elle embrasserait dans les secondes

suivantes, comme pour nier la présence du pistolet aux reflets pics de danger qui reposait
sur la table de chevet.

La faible ampoule chapeautée de rose délavé n’éclairait que l’entrée de leurs couloirs
intérieurs.

Il avait saisi un des bras parfumés et l’étirait vers le haut des oreillers, augmentait peu à peu
l’extension en tirant sur le nœud de leurs doigts croisés. Elle savait la commodité que leur
apporterait un lien des mains sur un point fixe, mais aucun point d’attache ne se présentait.
Elle avait ramené son autre bras vers le premier, l’avait ancré lui aussi pour ouvrir les
chenaux des sensations.

Pour la première fois, elle sentit son regard l’atteindre, la toucher, se reposer sur elle. Jamais
il ne laissait ses interlocuteurs capter ses expressions. Il semblait qu’il les freinait, sauf quand
il en composait tout le prisme. Ce regard retenu comme par une longe, qui ne touchait
jamais rien, qui s'arrêtait à distance du corps, qui fuyait la matière vers laquelle il se dirigeait.

Elle s’émerveillait d’une telle détente et contemplait la forme pure du visage tellement
protéiforme d’ordinaire. Elle voyait filtrer, par l’aplanissement des paupières, à la fois la
douceur infinie du musicien de l’âme et l’énergie du prédateur. Du tueur.

Il s’en dégageait une harmonie fascinante.

Beauté.

Absolue.

Il vagabondait sur son corps en passeur de lumière, en allumeur de réverbères. Il paraissait
vouloir s’imprégner de la géographie particulière de ses forêts de femme, s’attarder sur les
chemins.

Pour une fois, unique, Charlotte le sentit vibrer contre elle, réceptive à tous les émois qu’il
faisait naître.

Un créateur de mondes débarrassés, affranchis des carcans sociaux ?

Un démiurge ?

Il pouvait, car il avait édifié en elle toutes les arches d’alliance qui font couler les sensations
et les sentiments et les émotions vers le point de leur fusion. Elle n’était plus que vagues et
colonnes de flammes. Il était tout en vibrations, baigné de chaleur comme s’il avait inventé
le feu, emporté par la puissance des troubles archaïques.

Il souriait.

Leurs corps gommaient le langage des mots. Chaque ligne, chaque surface, chaque abri leur
servait de détonateur.

Cascades qui apportaient la fraîcheur de l’abandon.

« Tue-moi », scanda-t-elle.

Vint la caresse lointaine de l’eau en mousse sur leur peau. Le savon sentait le lait d’amande.

Il se détacha, l’abandonna dans la cabine de douche, et nu, gagna la fenêtre, l’ouvrit, prit
son livre et son arme. Il fuma une cigarette en avisant sans les voir les façades inertes. Et le
regard qu’il posa sur Charlotte aurait pu être un instant de partage. Mais le lac sombre de
ses iris à nouveau figés, plats, sans expression…

« C’est un très bon moment pour dormir », souffla-t-il en reprenant sa lecture. Et il aurait
pu ajouter : « Je vais veiller parce que je ne peux m’endormir, m’abandonner ainsi, en ta
présence. Tu ne saurais me protéger de l’ennemi qui rôde, et attend son heure pour me
tuer. »

Charlotte se glissa, silencieuse, dans les draps.

Et la ville redevint violette.


La suite vendredi prochain, le 25 janvier !


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