vendredi 25 janvier 2013

TEMPS ÉCARLATES / 5 de Thierry Brun








CHAPITRE 5


Quand Charlotte s’éveilla, la nuit s’étirait, aspirée par la ligne d’horizon irisée dans une ligne
de feu.

Lui était immobile, assis, le corps tendu, les yeux levés vers le ciel, dans un effort d’attente.

Elle devait brider le désir de le serrer dans ses bras. Les gestes seraient encore trop
stéréotypés. Il fallait prendre le temps de descendre en lui, le plus près possible de l’être
naturel.

Le temps. Ce temps qui fuyait entre ses doigts…

Elle n’entendait pas les bruits du dehors. Lui paraissait tout écouter, tout voir et,
imperceptiblement, frémir en réponse à d’inconcevables dialogues intérieurs.

« Tu l’as fait fuir. Il était là. »

Charlotte refusa en bloc la chape de peur, et sa réplique inhérente, l’appel à la violence.
Elle devait l’aider. Elle glissa du lit, ondula pour accaparer son attention, tenir sa conscience
accrochée au mouvement de leur histoire.

Dans leur espace, entre songe et réalité, la parole médicale n’avait pas sa place. Des mots,
phrases, sentences… signes stériles, qui se croisaient comme les fils d’un grillage et étiolaient
l’homme.

Lui ne devait jamais se sentir « sujet ». L’aider à contenir, brider, pour ne pas perdre la
force surhumaine qui lui permettait de survivre dans le chaos de la zone de contact entre les
ténèbres et la lumière. Assassin des vivants, il était devenu le réceptacle de leur mémoire,
ces pieux de douves sur lesquels, c’était écrit, il s’empalerait.

Le maintenir dans la sphère sensible, à l’équilibre fragile.

Accepter la brutalité de l’affection qui le consumait, lui. Résister à la flamboyance des pics
d'émotion, intenses sous le masque de l’impassibilité. Accompagner l’esprit vif-argent égaré
dans la confusion des peurs.

Ne pas reculer devant la fureur spectaculaire, orientée.

Et aussi, le convaincre de leur présence commune, nommer visibles les choses rêvées en
commun.

Charlotte déposa un baiser sur la joue froide de l’homme, espérant estomper les horreurs
projetées par les souvenirs qui s’accumulaient dans son cerveau de tueur.

Les jours défilaient, sans heures… Charlotte traquait infatigablement l'instant des possibles,
des révélations. Elle pouvait passer cinq ou six heures à ne rien entreprendre, à n’être rien,
sinon l’obsession d’une attente.

Et puis, elle douta. Il lui échappait, semblait avoir rompu toute adhérence à la vie,
recroquevillé dans un creux inaccessible.

Elle attendit.

Que voyait-il ? Que ressentait-il ? Y avait-il encore une étincelle derrière ses yeux ouverts en
arrêt sur images ?

Charlotte s’était installée dans un continuum temporel qui ne suivait aucune chronologie,
elle laissait tourner la grande roue de leurs journées. Sans début, ni fin, ni haut, ni bas, sans
altération de leur intensité par la mémoire. Sa raison n’avait plus besoin des mots, d’histoire,
de géographie. Elle l’avait, lui. En partie seulement. L’autre se terrait quelque part en Serbie.

L’amour.

Son désir en placebo salvateur.

« Chéri. »

Rappeler en lui les souvenirs des jours pastel… Qu’il reprenne sa route de vie, qu’il brise
cette interruption temporelle ; album photo oublié sur une étagère poussiéreuse…
Instantané figé en Pristina. La ville minérale.

Il était là-bas.

Il n’était jamais revenu, n’existait plus vraiment. Dispersé dans les âmes de ses victimes.

Maintenant il se déplaçait par à-coups, les épaules toujours tournées dans l’axe de son
regard. Son corps donnait l’impression d’être aplati, comme coincé entre deux murs. Il
semblait lutter contre l’air, en repousser la pression lourde à chaque mouvement. Il se lovait
dans un espace dont il tirait vers lui les contours.

La chambre frissonna quand les rires retentirent doucement.

Les siens.

« Tu vois. Ça n’aura servi à rien. Il m’a retrouvé », dit-il sans la regarder.

Il avait déjà empoigné son pistolet, dirigeait le canon sur la porte.

« Chéri, il n’est pas là. Personne n’est là. Il n’y a que nous. »

Nous… Où sommes-nous, songea-t-elle… Toi, tu es là, nourri, abreuvé dans mon amour, mais
comme tu ne me vois pas, je ne suis pas là… Vertige.

« Mais oui… Et ton bouclier », grinça-t-il, la bouche pleine de reproches. « Ton bouclier est
virtuel, et on n’est pas dans un jeu. Tais-toi. Ecoute, il arrive… Il arrive ! »

Charlotte vint à lui, l’entoura de ses bras et eut l’impression d’étreindre du marbre. Aucun
mouvement, aucune inclinaison, aucun frémissement. Le corps semblait perdre ses formes
et se métamorphoser en un bloc pâle, froid.

Il arma le H&K avec une sorte de résignation, commenta l’instant :

« Tout est clair, tout s'explique, tout s'illumine. »

Ses yeux étaient parcourus d’éclats fiévreux.

Fracturée, la porte s’envola dans un souffle d’air, traversa la chambre et fracassa un
guéridon.

Espace aurifère. La lumière blanche jaillissant du couloir éclaboussa l’homme.


La suite, et bien la suite, c'est un gros chapitre 6
que vous pourrez lire là dedans :




1 commentaire:

Olivier Bihl a dit…

bon teasing mais il va falloir attendre un peu de sous pour se le fournir...